nos vieilles caisses
- pascaledesenarclen
- 14 nov. 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 nov. 2024
J'aime la voiture mécanique, celle sur laquelle il faut changer les vitesses, avec son embrayage au point mort sensible, celle qui ressemble aux années 2000, qui a dépassé les manivelles manuelles pour descendre les vitres, mais qui a encore besoin d’un câble mini-jack pour écouter de la musique. J’ai grandi avec les voitures d’occasion qui ne coûtent pas trop cher, que l’on ne craint pas de rayer et que l’on essaie de pousser au plus grand nombre de kilomètres possible avec une immense fierté. Ces voitures qui ont toujours des problèmes avec le passage de la marche arrière et pour lesquelles il est nécessaire d’avoir des câbles de démarrage dans le coffre en raison d’une batterie capricieuse. Ces voitures que l’on doit parfois partager avec les fouines et pour lesquelles la vérification régulière de l’huile finit par être un passage obligé.

J’aime les caisses que l’on considère comme moches et sans intérêt, mais qui ont un charme discret et qui marchent encore très bien. Celles dans lesquelles je peux déplacer des toisons de mouton, de la terre crue, des branches sans avoir peur de salir un siège trop précieux.
Dans les médias, lorsque l’on parle voitures, le futur est électrique, technologique et autonome. Fini les voitures manuelles, à essence, à diesel.
Sans le savoir, je roule dans un objet déjà mort. Ma voiture n’a jamais été vraiment à la mode, mais bientôt, elle n’aura plus le droit de circuler librement, la garder équivaudra à promener une repris de justice.

Nous sommes des milliers à conduire quotidiennement de vieilles caisses obsolètes. Alors je me demande ce que deviendront nos voitures lorsqu’elles seront remplacées par mieux qu’elles, un peu comme les smartphones ont remplacé les réveils, appareils photos, CDs, GPS, mais aussi les ami-es, la drague, l’ennui, etc.
J’imagine un effondrement pétrolier rapide et définitif qui nous forcerait à abandonner nos voitures bien plus rapidement que prévu, comme on piquerait son cheval à l’arrivée d’une famine inattendue car on n’a plus de quoi le nourrir. Un temps où toutes les voitures mécaniques, quel que soit leur niveau de modernité, seraient remplacées en quelques mois par un marché qui n’attendait que ça pour exploser, celui des voitures électriques et autonomes se déplaçant comme des drones téléguidés à quelques mètres du sol. Plus besoin de leviers de vitesse, de volant, l’ensemble du parc automobile actuel deviendrait obsolète.
Même si je ne connais rien à la mécanique, je n’ai pas envie d’une voiture qui roule toute seule, qui ne grille jamais un feu, même à 3h du matin lorsque la petite route de campagne est déserte et en ligne droite. La voiture qui me parle comme à une enfant à l’image de mon application google map à laquelle je me fie plus qu’à la réalité lorsque je tourne à droite et que la ruelle finit en escalier.
J’apprécie ce moment de concentration forcée, où il n’est pas possible de répondre à mes mails (même si parfois j’essaie quand-même à un feu rouge) ou de lire un livre. Ces trajets de plusieurs heures, lorsque je ne fais rien d’autre que conduire, écouter de la musique ou des podcasts. Plus la route est longue, plus je chante, plus il y a du monde, plus j’insulte les gens. Cependant, même mal, je suis en connexion avec le monde palpable, je ne suis pas en train de surfer sur les réseaux sociaux, pendant que ma voiture m’emmène d’un point A à un point B, sans plus aucune improvisation.
Dans son livre, Prendre le route Matthew B. Crawford parle de la « voiture refuge » à l’intérieur de laquelle on se sent libre de chanter à tue-tête comme sous la douche, un espace de liberté avec peu de contraintes à part se concentrer sur la route et arriver au point souhaité. Le temps d’un trajet entre deux logiques productivistes, on peut divaguer, rêvasser. Qu’arriverait-il si ce que Crawford appelle « la logique vorace capitaliste » s’emparait de cet espace pour le rendre productif? Même aux toilettes on peut désormais être efficaces et faire ses courses, quels espaces de pensées molles et d’imagination sans but nous resteront?
Un jour la voiture manuelle à essence sera comme la platine 45 tours, un objet vintage dont parleront les grand-parents et que conduiront les passionné-es.

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